

Éditeurs Paris Vuibert & Nony, 424 Pages, Ouvrage couronné par l'Académie française et la Société de Géographie. 2e édition.
Dans les cinq années que j'ai passées à la tête du gouvernement de l'Indo-Chine, il a été possible de donner à notre colonie asiatique, avec une paix profonde qu'elle n'avait jamais connue, une organisation politique et administrative rationnelle. de bonnes finances, un premier réseau de voies de communication. L'essor économique qui en est résulté a dépassé toutes les espérances. De même, dans le conflit permanent d'influences et d'intérêts dont l'Extrême-Orient est le théâtre, la République a été mise en situation de jouer son rôle et de prendre sa part. Il n'est peut-être pas trop présomptueux de croire que faire cela. c'était servir utilement le pays. Et voilà une chose qui ne se pardonne pas aisément! Surtout quand on a le mauvais goût de revenir de là-bas, échappant à la mort dont l'aile bien souvent nous frôle, et de reprendre sa place dans le Parlement, sans demander rien, sans rien accepter. Une année s'est écoulée depuis lors; elle n'a pas été perdue. En travaillant modestement, j'ai réussi à faire oublier ces services anciens, rendus sur une terre lointaine. On pense bien que je ne veux, à aucun prix, mettre en question un aussi heureux résultat. Les pages qui vont suivre n'iront donc point à ceux qui prennent quelque ombrage du chapitre d'histoire coloniale que j'ai écrit sur la terre d'Asie: elles ne doivent pas raviver les jalousies et les rancunes assoupies ou éteintes. Mieux vaut laisser dans l'ombre certains sujets, oublier des faits, des hommes; nos actes, nos sentiments, joies et orgueils, tristesses écoles, ne méritent pas toujours d'être rappelés, l'amour passionné de la patrie les eût-il inspirés seul. C'est d'ailleurs pour la jeunesse plus spécialement, pour les hommes, les citoyens et les soldats de demain, qu'on m'a demandé de fixer mes souvenirs. Je le ferai sans recherche et sans prétention, au hasard de la mémoire. De l'ensemble du récit se dégagera quand même, je l'espère, une vue suffisamment précise de notre belle Indo-Chine, une idée assez exacte de ce qu'est la colonisation, le gouvernement d'un vaste empire. Le lecteur est averti : il ne demandera pas au livre qui va naitre plus qu'il n'a promis et ne doit donner. Le mieux serait donc de mettre ici le point final à ces lignes préliminaires. Si je ne le fais pas et si je recule encore le moment d aborder mon sujet, c'est qu'il me parait utile de dire un mot des conditions dans lesquelles j'ai été appelé au Gouvernement général de l'Indo-Chine. Le fait est ancien déjà; c'était au mois de décembre 1896; mais il a fait, à l'époque, quelque bruit, beaucoup plus qu'il n'était de raison. J'avais eu, précédemment, à m'occuper de l'Indo-Chine, d'une façon générale, comme rapporteur du budget des Colonies, et, particulièrement, en 1895, à propos des projets de liquidation provisoire de la situation financière du Tonkin, que je rapportais à la Chambre des députés, au nom de la Commission du budget. Il me fallut faire, à cette occasion, une étude de notre protectorat du Tonkin et de l'Annam; elle me conduisit à dire officieusement mon avis, tant au Ministre qu'à la Commission du budget, sur les difficultés au milieu desquelles on se débattait et sur les solutions qu'elles comportaient. Est-ce cela qui fit penser à moi pour le Gouvernement général de l'Indo-Chine? Peut-être. Toujours est-il qu'au cours de l'année 1895, au mois d'aoul ou de septembre, je crois, l'honorable M. Chautemps, Ministre des Colonies. me faisait des ouvertures. M. Armand Rousseau, Gouverneur général, était alors candidat à un siège de sénateur dans le Finistère, et il avait manifesté le désir de rentrer en France après l'élection.
Sur ces entrefaites, le cabinet présidé par M. Ribot, dont M. Chautemps faisait partie, donna sa démission, à la suite d'un vote hostile de la Chambre des députés. Dans le cabinet Bourgeois, qui lui succéda, j'eus le portefeuille des Finances. M. Armand Rousseau, rentré en France, voulut bien conserver ses fonctions, et un projet d'emprunt de liquidation de la situation financière du Tonkin fut préparé. Je dus m'en occuper activement, tant pour arrêter le projet, au Conseil des ministres, dans les conditions que je jugeais acceptables, que pour obtenir l'adhésion de la Chambre. L'effort qu'il fallut faire pour cela prouva que je n'avais pas eu tort de maintenir notre demande au Parlement dans des limites plus étroites que ne l'eussent désiré le Gouverneur général et le Ministre des Colonies, mon collègue M. Guieysse. M. Armand Rousseau, dès l'abord un peu chagrin d'avoir vu réduire l'importance des sommes dont il pourrait disposer, vint s'en expliquer avec moi et me demander une preuve de ma confiance: le contrôle financier de l'Indo-Chine avait été établi, l'année précédente, de telle façon qu'il échappait absolument au Gouverneur général et semblait le mettre en tutelle. M. Rousseau désirait vivement qu'on remit les choses en place, et que le contrôle s'exerçât sur les services, au nom et pour le compte du Gouverneur, et non pas en dehors de lui, ou même, a l'occasion, contre lui. La réponse fut facile : j'étais heureux de donner à M. Rousseau le témoignage d'une confiance qui était entière, et j'étais trop l'ennemi de tout ce qui ressemblait à l'anarchie administrative pour ne pas en faire disparaitre la cause possible qu'on me signalait. Le décret organisant le contrôle financier fut modifié incontinent. M. Armand Rousseau reprit le chemin de l'Indo-Chine, d'où il ne devait pas revenir. Le 10 décembre 1896, la dépêche annonçant sa mort arrivait au Ministère des Colonies. J'en eus connaissance par un ami personnel, mon collègue M. Camille Krantz, qui était également lié avec Armand Rousseau. Nous parlions assez souvent ensemble du Gouverneur général, de sa tâche ardue et du courage qu'il mettait à la remplir. Sa mort nous causa les mêmes regrets, la même douleur. Ce fut d'ailleurs, dans le Parlement, une véritable consternation. Le Tonkin n'y était pas aimé. La conquête avait coûté beaucoup de sang et beaucoup d'or. Il restait incomplètement pacifié et il était toujours obéré, demandant périodiquement, en outre de ses dépenses militaires, de nouveaux sacrifices pécuniaires à la Métropole. Les combats et la maladie continuaient à nous enlever des hommes. Et voici qu'un nouveau Gouverneur général mourait, après quelques mois seulement de séjour en Indo-Chine! Le nom d'Armand Rousseau s'ajoutait à ceux de ses prédécesseurs, Richaud et Paul Bert, victimes comme lui de la Colonie. A la séance même de la Chambre où la triste nouvelle m'avait été donnée, je rédigeai, pour le journal parisien auquel je collaborais, un article nécrologique dont je vais citer quelques lignes. Je n'aurais rien à modifier aujourd'hui du jugement que je portais alors. << les regrets >> seront unanimes, disais je, chez tous ceux qui connaissaient homme droit et bon, l'administrateur actif et scrupuleux qu'était M. Rousseau. Il termine prématurément, mais glorieusement, en somme, une vie remplie par un labeur fécond, restée unie et sereine, en dépit des évènements qui l'ont traversée, Ingénieur ou homme politique, député, sous-secrétaire d'État, Gouverneur général. M. Rousseau était toujours le même; il allait droit devant lui, n'ayant dans l'esprit ni complications ni détours, ignorant les intrigues, incapable de s'abandonner aux suggestions de l'intérêt personnel.« Cet homme de grande intelligence était surtout un brave homme, dans la plus haute acception du mot. On pouvait lui confier les missions les plus délicates, avec la certitude qu'il s'en tirerait au moins avec honneur. Personne, adversaire ou ennemi, n'a jamais songé à mettre sa probité en doute. « Il aura vu la mort approcher sans regrets et sans crainte. Malgré la belle tâche qu'il pouvait encore accomplir, malgré les services qu'il pouvait rendre à son pays, malgré même les liens si chers qui le rattachaient à ce monde, il a dû accepter fièrement une fin glorieuse qui vaut colle du soldat sur le champ de bataille. Combien peu d'hommes, dans les années que nous traversons, ont la gloire et l'orgueil de mourir pour la patrie! « Et c'est bien à la prospérité, à la grandeur de la patrie que M. Rousseau travaillait en Indo-Chine. A l'heure où ce vieux monde endormi de l'Extrême-Orient se réveille et s'agite, où les nations coloniales de l'Europe cherchent à arriver les premières dans des places encore vacantes, où elles s'efforcent de prendre leur part d'un domaine immense qui s'offre aux plus diligents, le Tonkin est, pour notre pays, une incomparable base d'opérations politiques et commerciales. « C'est par lui que le sud de la Chine peut être entamé. Les chemins de fer tonkinois, s'ils valent quelque chose par eux-mêmes et pour les pays qu'ils traversent, valent surtout comme instruments de pénétration dans l'Empire du Milieu. Ils peuvent l'ouvrir, au moins en partie, et aux produits français et à l'influence française... » Dis le lendemain de la mort d'Armand Rousseau, on se préoccupait de en succession, et, au Palais-Bourbon, beaucoup m'abordaient en me disant. sous des formes diverses: « C'est vous qu'il faudrait là-bas. » Ce que j'avais écrit, dit et fait antérieurement pour l'Indo-Chine créait cet état d'esprit. Son passage au Ministère des Finances, où il y avait eu à traverser des heures difficiles, permettait aussi de croire que je ferais énergiquement, s'il était besoin, d'utile besogne en Asie.
Il m'avait fait connaître discrètement son sentiment à cet égard, sa conviction était que je ferais une bonne œuvre pour le pays en Extrême-Orient. Je me décidai à accepter. Quelques jours plus tard, le 26 décembre, le Conseil des ministres arrêtait officiellement ma nomination, et je recevais un télégramme du Ministre des Colonies me priant de passer le lendemain à son cabinet. L'entente fut complète et immédiate : je partais avec les mêmes pouvoirs que mon prédécesseur, et quant aux modifications projetées et aux questions pendantes, j'étudierais et je ferais des propositions s'il y avait lieu. Je rendis visite, le jour même, au Président de la République et au Président du Conseil; j'avertis mes amis, et le décret de nomination fut signé et envoyé à l'Officiel. L'accueil dans la presse et dans une partie du public fut très différent de ce que j'attendais. Je croyais à une indifférence à peu près générale, avec des félicitations et des critiques isolées. Le fait prit, au contraire, la proportion d'un événement. Je ne me doutais pas avoir dans la politique la place qu'on m'attribuait et que me révélaient la déception et l'irritation nées de mon départ inattendu. Il est inutile de s'arrêter aux sottises qui furent débitées à ce propos, aux raisons mesquines ou basses que certains adversaires donnèrent de mon acceptation d'un gouvernement colonial. On alla jusqu'à parler des émoluments élevés du Gouverneur général de l'Indo-Chine, du goût ou du besoin d'argent que j'aurais eu. Je crois que mon caractère et la vie de famille, fort simple, que j'ai toujours menée répondent assez à des absurdités pareilles, que je ne me donnai pas la peine de relever. La tentation d'agir, de servir son pays plus effectivement qu'on ne peut le faire quand le travail et l'action sont paralysés par une organisation politique et parlementaire vicieuse, par des agitations vaines; le désir de faire une œuvre bonne, grande peut-être, l'occasion possible de donner sa vie à la France,.. tout cela n'explique-t-il pas suffisamment la détermination de partir ? Pourtant, une chose me toucha vraiment dans l'émotion causée par ma nomination; ce fut la déception et le mécontentement très réels, dans le pays plutôt que dans le Parlement, de la majorité de mes amis politiques. On s'était lié à moi et on comptait sur moi beaucoup plus que je ne pouvais le croire sans fatuité; la rupture soudaine provoquait des regrets et des colères. Devant ce mouvement d'opinion, il y eut des faiblesses, des défaillances dont j'aurais cru certains hommes incapables. J'ai passé là quelques heures de grande amertume et de trouble moral; je me demandais si j'avais bien tout pesé, avant de prendre une résolution, si j'avais eu la vue exacte de mon devoir. Il me fallut le calme d'un long voyage en mer, le recul qui met les choses au point, pour retrouver la pleine sécurité de ma conscience. L'opinion unanime, à la mort de M. Rousseau, semblait être que je pouvais, mieux qu'un autre, remplir la lourde tache qu'il laissait en Indo-Chine. N'y avait-il pas, à l'accepter, un devoir patriotique qui primait tout intérêt de parti? C'est ce que j'avais cru dès l'abord, c'est ce que la réflexion et l'événement confirmèrent.
Le Départ.
Dans la Méditerranée.
Le canal de Suez.
Naissance de Djibouti.
L'Océan Indien et Colombo.
Singapour. •
La mer de Chine.
L'Arrivée.
La terre et les hommes. . .
Conquête française.
Les auxiliaires de l'Armée.
Sur le Mékong et le Fleuve Rouge.
Dernier acte.
Le climat et le sol. . . . .
Les Provinces de l'Ouest. .
Un serviteur de la France.
Vers l'Annam.
Saigon et Cholon.
Organisation politique. •
Militaires et Marins. •
En baie d'Along•
Les Saisons et les Typhons, •
Haiphong et Hanoi.
Le Delta du Fleuve Rouge.
Organisation du Protectorat.
Les Régents et le Gouvernement annamite.
Le Roi et la Cour. . .
De Hué à Tourane.
Les Provinces de l'Annam.
Le Roi Norodom.
Protectorat français et Gouvernement cambodgien
Le pays des Khmers . .
Au Laos. .
Organisation administrative.
Situation financière.
Les Travaux publics.
Les Chemins de fer.
Développement économique.
Défense de l'Indo-Chine.
La France en Extrême-Orient,