La Grande Menace, Gilles Laprévotte, Michel Luciani, Anne-Marie Mangin

Le long de la Route One qui longe la côte Est des Etats-Unis, la caméra du cinéaste américain Robert Kramer ausculte le grand corps de l'Amérique. Le cinéaste, de retour d'un exil volontaire de quinze ans, se fait médecin et archéologue. Il capte dans le même mouvement ce que l'Amérique a sécrété d'immuable, le mythe d'un nouveau monde mort-né et qui parfois affleure à la lisière de l'oubli, et ce qu'elle est aujourd'hui en 1989, dans le droit fil de son histoire, mélange d'obscurantisme, d'exclusion, d'énergies, de rêves, de couleurs. En parcourant du nord vers le sud cette route qui traverse l'espace géographique où débarquèrent et s'établirent les premiers colons, Robert Kramer fait surgir de ses images une Amérique à deux visages, l'un cachant l'autre, vaste entité uniforme et complexe, monochrome et multicolore, irriguée par des courants contraires.

Au bord de la route apparaît ce qui reste de traces à peine perceptibles du chemin laissé de côté par la conquête, ce « versant indien» dont parle William Carlos Williams, ou auraient pu s'échanger les vérités des nouveaux arrivants et celle des autochtones (1). Le corps et la parole des Indiens, les voix de Thoreau et Whitman qui tentèrent chacun à leur façon d'embrasser de toute leur âme ce nouveau monde sont aujourd'hui de vieilles pièces de musée à l'abandon. Au lieu de se fondre, de s'offrir entièrement à cet univers, les colons en rupture d'Europe détruisirent ce qui pour eux faisait tache dans le programme divin dont ils se croyaient les dépositaires, et dont la terre d'Amérique se devait d'être, quel qu'en soit le prix, le laboratoire.

Si les divers sites archéologiques que traverse la «route one » témoignent d'une présence ancienne et antérieure à celle des pionniers, les hauts lieux de l'histoire américaine, les textes fondateurs de la constitution et la Bible oblitèrent tout passé d'avant la conquête.