La Broderie au Point De Croix, Nathalie Bresson

Préface 

Michelle Perrot 

Tradition hier Passion Aujourd'hui 

Longtemps, les femmes émancipées ont vu dans la broderie, et singulièrement dans le point de croix, le comble de l'ennui, un rongeur de vie et le symbole de la sujétion féminine. Et puis, les choses ont changé. Les femmes se sont approprié l'ordre de la couture et ont transformé la contrainte en choix, la sujétion en liberté, la banalité en art. Celles dont Freud disait qu'elles n'avaient inventé qu'une seule chose, le tissage, ont montré l'exubérante vitalité de leurs doigts et de leur imaginaire, ce que l'on peut faire et dire, en effet, avec du fil, comment on transfigure le quotidien.

Depuis la nuit des temps, mais surtout depuis l'avènement du linge comme trésor des familles, les filles marquaient les pièces de leur trousseau, comme elles signaient leur nom : d'une croix, plus ou moins individualisée.

Elles apprenaient la couture en même temps que les secrets de leur féminité, comme le narre Yvonne Verdier dans un livre - Façons de dire, façons de faire - devenu une référence pour les brodeuses. Auparavant, il y avait eu les samplers anglais, les abécédaires des ouvroirs et surtout de l'École de la République qui, sexuellement égalitaire, était néanmoins soucieuse d'affirmer une différence par les travaux manuels. D'où les nombreux canevas laissés par nos aïeules, redécouverts au hasard de déménagements et de brocantes. Émouvant témoignage d'une mutation de la croix, devenue lettre et par là, mot, prénom et nom : nom de jeune fille, fragment d'une vie perdue, enfoui avec elle.

Puis, après un silence, il y eut ce renouveau des vingt dernières années,

grâce au Livre du point de croix, 1986, où Régine Deforges et Geneviève Dormann revendiquent, de façon inattendue, le plaisir secret de la belle ouvrage, calme respiration au sein du féminisme tumultueux des années 1980, grâce également à des créatrices dont Nathalie Bresson nous livre les itinéraires et les portraits, tous fascinants. Femmes de tous âges, d'une grande diversité de milieux sociaux, avec cependant de forts liens avec la terre ; femmes d'intérieur, qui aiment les chats, qui rêvent d'avoir leur « pièce » à elles, mi-atelier, mi-salon, où elles entassent leurs tissus et reçoivent leurs amies crucifilistes, mot étrange et récemment inventé, dans une alliance insolite entre le goût de la solitude et la quête d'échange et de partage. Monde de femmes, surtout, avec ses lieux et ses réseaux, favorisés aujourd'hui par l'internet et les blogs, où croisent discrètement, en lisière, quelques hommes, encore rares.

Une nébuleuse aux frontières mouvantes dont l'expansion surprend.

Sans doute opère d'abord la séduction d'une simplicité élémentaire, apte à des combinatoires infinis, qui fait du point de croix le plus démocratique des arts de faire. Et puis, la richesse des relations que le point de croix noue avec des temporalités multiples. Temps biologique d'une vie de femme, déclinée de la naissance à la puberté, le mariage, la maternité et la mort autour du linge des trousseaux qui en égrènent les étapes; temps de la transmission des savoirs hérités au sein des familles, des grand-mères aux petites-filles, au travers d'objets porteurs de récits; temps personnel de l'existence de chacune qui brode les évènements de sa vie et conjure ainsi le sentiment de vide et de stress que laissent parfois la répétition et la fuite du quotidien. Le point de croix, comme les cailloux du Petite Poucet, aide à retrouver son chemin. Sa mystérieuse alchimie transforme la solitude en lien et le geste en œuvre.

Œuvre éphémère, pourtant, constamment guettée par la dévalorisation, l'empilement obscur, l'autodestruction où sombrent tant de travaux de femmes auxquels, justement, on refuse la dimension d'œuvre.

Le point de croix ? Pensez donc !

Conscientes de cette fragilité, beaucoup de crucifilistes souhaitent

aujourd'hui, obscurément ou explicitement, que ces ouvrages soient conservés. Un musée ? Pourquoi pas ? Outre sa dimension esthétique, il constituerait un « lieu de mémoire » pour une histoire de femmes qui ont transformé le silence et l'insignifiant du quotidien en art.

De la broderie au point de croix, cet art premier, ces femmes ont

élaboré un « matrimoine » de beauté

C'est cette histoire d'une subversion créatrice que raconte Nathalie Bresson dans un livre passionnant, illustré d'images surprenantes, dont on découvre la beauté au cours - au fil - des pages, lovées dans les existences qui les ont produites. Depuis plusieurs années, l'auteur déploie au service de la broderie au point de croix, dont elle avait découvert les étonnantes virtualités, une inlassable activité. Par sa réflexion, les clubs et revues qu'elle a fondés, le savoir acquis par ses recherches, et aujourd'hui, par cette histoire de sa reconnaissance comme « patrimoine » brodé, elle est devenue une actrice majeure de ce renouveau du point de croix.

Ce livre nous raconte cette singulière aventure. 

Intimement mêlé à de nombreuses cultures paysannes du monde entier, le point de croix a connu en France ses heures de gloire principalement à partir du second XIXe siècle et jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Hier point de marque pour le trousseau, exercice obligé des petites écolières de l'école de Jules Ferry et point privilégié des ouvrages de dames, le point de croix se réinvente aujourd'hui comme loisir et art créatif.

Revenu dans les années 1980 grâce au Livre du point de croix de Régine Deforges et Geneviève Dormann et à une poignée de pionnières décidées à bousculer les idées reçues, il est devenu le point de broderie le plus démocratique, pratiqué par un nombre grandissant de femmes - et parfois d'hommes - de tous âges et de tous milieux sociaux. Objet de passion, il suscite une grande créativité, se décline sous de multiples aspects, faisant émerger une forme d'art à part entière.

La femme qui brode est moderne, active, en mouvement et réinvente aujourd'hui ce petit point de broderie, où le souvenir d'une grand-mère, réelle ou rêvée, n'est jamais très loin, revendiquant aussi son inscription dans cette lignée des femmes.

Nathalie Bresson 

Nathalie Bresson est à l'origine de nombreuses initiatives concernant le point de croix : création d'un des tout premiers clubs, de l'association France - Point de croix et de son journal Le Marquoir, ainsi que du principe des ouvrages communs de club. Elle a collaboré à différentes revues d'ouvrages, fondant des cahiers d'information sur l'histoire et la vie autour du point de croix hier et aujourd'hui.

S'intéressant plus largement aux travaux d'aiguille, aux traditions textiles et aux savoir-faire, elle a coécrit La France au fil de l'aiguille aux Éditions Ouest-France (2002) et Caroline Roussel, peintre brodeur (2003).

À la suite d'une vie professionnelle dans le marketing, la communication et le journalisme, elle a entrepris, en 2002, une recherche universitaire en sociologie sur le point de croix comme phénomène social, à Paris X Nanterre, puis à l'EHESS. Depuis dix ans, elle prône l'idée d'un musée consacré à cet art.

Sommaire 

Préface 

Avant-Propos 

La Broderie Au Point de Croix, Traduction Hier 

II. LA BRODERIE AU POINT DE CROIX,

PASSION AUJOURD'HUI

42 • La passion pionnière

74 • Créatrices et tendances d'aujourd'hui

102 • Création de club, création en club

116 • Renouer avec la tradition

126 • Faire de sa passion son métier

134 • Côté hommes

146 III. ADIEU LE POINT DE MARQUE, BONJOUR LE POINT DE CROIX

148 • Nouvelles façons de dire, nouvelles façons de faire

152 • Où voir du point de croix ?

157 • Bibliographie