

Éditions : Gallimard, nrf
Année : 1982
Pages : 189 P.
Du Monde Entier
Utopie sauvage est un livre de lectures, lectures de son auteur, lectures
- entrées du lecteur dans ce qui est un Texte au sens plein du mot. Pour préserver la saveur de ce texte, nous avons gardé, en italique, les termes indiens, expliqués dans un glossaire *. La graphie portugaise de ces vocables a été conservée et il faut lire respectivement en français /ou, gn. Ch/ à la place de /u, n, x/ dans les mots brésiliens. Le choix des notes tient compte de références directes à l'histoire, à la culture et à l'actualité de notre continent. Nous voulons remercier Pierre Guisan pour son aide précieuse et sa relecture complice du texte français.
A.A.
Et voici notre lieutenant qui suit son destin. Il vit dans leurs contrées à elles depuis longtemps et il n'a jamais fait de bis. Chaque jour, c'en est une différente et ça, tous les sacro-saints jours.
- Je n'ai d'ailleurs pas le choix: moche et belle, jeune et vieille..., dit-il. Des vierges alors, j'en ai possédé plein. Et même qu'avant, j'aimais ça. - Il ne se doutait pas, l'innocent, qu'il y en eût autant. Ni du mal qu'elles donnent. Celle d'avant-hier, elle saignait horriblement. Pitum fut effrayé, prévoyant des pépins.
- Ce n'est rien, dirent-elles, en emmenant la fille en sang à la rivière. - Et même qu'au clair de lune, l'eau en était noire. Elles l'ont fait disparaître. Qu'est-ce qu'elle a bien pu devenir?
C'est leur habitude à ces femmes d'aller toujours nues, offertes, comme leurs mères en ont accouché. Elles sont gracieuses de corps, avec de très bonnes têtes. Leurs cheveux noirs sont rêches comme la crinière d'un cheval; à certaines heures, ils tombent à plat, à d'autres ils se nouent en tresses.
Leur principal vêtement, c'est l'encre noire ou écarlate avec laquelle elles dessinent sur leurs corps des zébrures ou des hachures, qui les écartèlent. Leurs bijoux sont faits de plumes multicolores.
Ce que l'on ne peut comprendre, c'est comment ce brave peuple de femelles peut se débrouiller sans hommes. Pitum n'en vit jamais un seul. Il n'y en a tout simplement pas, mais alors
vraiment ce qui s'appelle pas du tout.
- Rien que moi pour en venir à bout de toutes ces femmes à n'en pas finir. Et pourtant, elles ne pourraient guère vivre sans hommes, pensait-il. La femme a besoin de l'homme ne serait-ce que pour naître. Il en faut : indispensable. Comment peuvent-elles bien faire?
- C'est qu'ils ne sont pas ici, se disait Pitum. Ils doivent être fourrés quelque part. Où? Elles n'en parlent jamais! C'est leur secret.
Lorsqu'il atterrit chez elles, ce fut la première chose qu'il observa : et les hommes? Il le leur demandait continuellement, par gestes. Il montrait son engin, faisant une mine interrogative et disait en portugais :
- Et les autres? Où ils sont? Où ça?
Ces dames ne répondaient toujours rien, mais souriaient.
Maintenant qu'il se débrouillait en leur langue, la réponse était toujours la même: éclats de rire.
Sans trouver d'explications à tant de mystère, Pitum s'interrogeait, craintif. Il savait qu'elles lui cachaient quelque chose.
Qu'était-ce?
- Je suis bel et bien leur prisonnier. Pourquoi tout ce mystère? Elles me cachent à quelqu'un. Mais à qui? A leurs hommes! Si tant est qu'elles en ont. Forcément qu'elles en ont.
- Ainsi, des questions sans fin tourmentaient Pitum, les premiers temps.
Dans cette fable, on découvre comment Gasparino Carvalhal, lieutenant de la Glorieuse Armée Nationale, devient Pitum chez les Amazones, puis le drolatique Zoreilles chez les Galibis, paisibles Indiens à l'innocence colorée et savoureusement décrite. De l'Eldorado à la Guerre de Guyane, des tribus amazoniennes et ses missionnaires aux révélations d'un document volé sur l'Utopie Multinationale de Próspero, l'Empereur Immaculé, c'est un Brésil à la fois mythique et réel que l'on retrouve dans ce texte. Erudite, moqueuse et libertaire, une voix y bavarde sans cesse sur la civilisation et le monde des Indiens, avec leurs « mains si habiles à tout faire. Mains capables de porter à une perfection indicible les choses les plus simples, par pure joie de créer, car ils ne savent pas qu'ils travaillent.
« Leur fort néanmoins ne réside pas dans la sagesse du faire, mais plutôt dans l'art de cohabiter. En cela ils sont uniques. Ils organisent leur vie en communauté comme si l'important dans la vie était de vivre tous ensemble, de cohabiter librement, sans la peur ni de maîtres, ni de rois, ni de dieux »
Outre qu'écrivain, Darcy Ribeiro est anthropologue, homme politique et professeur. Avec cet ouvrage paru en 1981, il nous donne à lire ses obsessions, ses choix, sa révolte : « C'est le livre de mes lectures », comme il le dit lui-même.
Thomas More, Shakespeare, Rousseau, Swift, Tocqueville, Fourier, Hegel, Marx, Orwell et bien d'autres auteurs sont convoqués à son alchimie littéraire. Le résultat en est cette réflexion carnavalisée, profonde et délectable sur la « découverte » et la formation des peuples américains.
Né au Brésil en 1922, Darcy Ribeiro a été ministre de l'Education du président Goulart. Après le coup d'Etat militaire de 1964, il fut exilé de nombreuses années. Maira a été traduit aux Editions Gallimard en 1980.