

Éditions : Centre de Publication
Année : 1985
Pages : 159 P.
Suivi de Condorcet Observation sur le vingt-neuvième livre de L'Esprit des Lois
Numéro 7
Directeur de la publication
S. GOYARD-FABRE, professeur de philosophie à l'Université de Caen
Comité de patronage J
Ph. BÉNÉTON, professeur de droit à l'Université de Rennes
F.P. BENOIT, professeur de droit à l'Université de Paris II
G. LAFRANCE, professeur de philosophie à l'Université d'Ottawa
P. MAGNARD, professeur de philosophie à l'Université de Poitiers
CI. NICOLET, professeur d'histoire a l'Université de Paris I
M. QUÊNET, professeur de droit à l'Université de Rennes
St. RIALS, professeur de droit à l'Université de Caen
C. Rosso, professeur d'histoire des idées à l'Université de Bologne
J. ROY, professeur de philosophie à l'Université de Montréal
R. SÈVE, professeur de philosophie à l'Université de Paris II
Alberto POSTIGLIOLA: En relisant le chapitre sur la Constitution d'Angleterre..
Jean-Marc TRIGEAUD: La liberté du législateur civil selon
Montesquieu ..
Simone GOYARD-FABRE: Le réformisme de Montesquieu :
progrès juridique et histoire ..
Yukio UEHARA: Les idées de nature et d'histoire dans la
théorie juridique de Montesquieu.
Corrado ROSSO : Montesquieu, Voltaire, Rousseau dans la critique d'un Italien à Londres (Vincenzo Martinell) .
Giuseppe SORGI : Au-delà de Montesquieu : signification et types de la participation politique moderne ...
Comptes rendus
Karl HILLEBRAND, Montesquieu par J.-L. Dumas .
Jeannette GEFFRIAUD-ROSSO, Montesquieu et la féminité
par S. Goyard-Fabre .....
Document
CONDORCET : Observations sur le vingt-neuvième livre de
L'Esprit des Lois
Pourquoi revenir encore une fois sur « la Constitution d'Angleterre»? Pourquoi s'occuper encore du fameux chapitre six du onzième livre de L'Esprit des Lois? Tout a été dit en effet, et il n'y a en réalité rien qui doive encore être éclairci. Soit du point de vue herméneutique, soit du point de vue philologique et, pour ainsi dire génétique, il n'y a plus rien à ajouter aux études, que l'on peut considérer définitives, des dernières décennies. Il suffit de rappeler ici seulement les travaux de R. Shackleton, de J.-J.
Granpré-Molière, de S. Goyard-Fabre, et même, sous certains aspects, de L. Althusser, pour ne mentionner que quelques-uns des plus connus'.
On est parvenu à déceler tout pli et toute nuance de ce modèle, ou Idealtypus, qui a marqué l'histoire des doctrines politiques depuis plus de deux siècles. Néanmoins, il serait utile de relire encore une fois ce fameux chapitre, si l'on veut, de façon « ingénue » et tout en tenant compte des données de la recherche la plus récente. Ce que l'on essaiera de faire dans cette brève analyse ne vise en effet qu'à rassembler quelques-unes de ces « données acquises » et d'en tirer si possible quelques conséquences.
Il n'est évidemment pas possible de rappeler ici toutes les discussions et toutes les interprétations concernant ce fameux chapitre. Et par ailleurs cela ne serait pas nécessaire. Personne ne dit plus que Montesquieu, en tant que « père du constitutionnalisme moderne », a été le théoricien de la doctrine de la « séparation des pouvoirs », et ni même, à vrai dire, de la doctrine du gouvernement gothique et modéré, tout court. Les analyses et les lectures, on le disait, sont très raffinées. Même en partant de « préjugés », parfois, et dans le sens le meilleur du terme, il y a des choses sur lesquelles personne ne se taît et que personne désormais ne sous-estime. Il y a bien sûr des « oscillations » dans un sens comme dans l'autre, ou même il y a des interprétations de « compromis ». Nous allons donc vérifier la possibilité d'interprétation « unitaire », c'est-à-dire la possibilité d'une lecture qui considère « la Constitution d'Angleterre » dans le contexte du XIe livre dans son entier et donc en tant que « partie intégrante» de l'exposition du modèle, qui est justement proposé par Montesquieu tout au long des vingt chapitres de ce livre, de « la liberté politique dans son rapport avec la constitution ».
Nous avons dit plus haut qu'il y a des interprétations « de compromis ». On entend par là le point de vue de ces critiques qui soutiennent la coexistence, ou la présence simultanée, de deux modè-les, même s'ils sont non-contradictoires entre eux. Or, parmi les interprètes de ce genre, l'on peut rappeler ici un philosophe de la politique italien, qui a le grand mérite, entre autres, d'exprimer ses points de vue avec une clarté très remarquable. Il s'agit de Nor-berto Bobbio, qui a dit justement que Montesquieu a été le partisan delle due teorie, quella dei contropoteri (ou ' théorie des corps intermédiaires') e quella dei poteri divisi. C'est la deuxième seulement qui a été « accolta nelle prime costituzioni»' et même dans le fameux article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (« Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assu-rée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution »). De façon plus explicite, Bobbio parle ailleurs de la présence simultanée d'une « divisione orizzontale del potere » (qui serait celle du gouvernement gothique et des monarchies modernes des pouvoirs intermédiaires, où le pouvoir est distribué entre les différentes couches sociales, du centre à la périphérie) et d'une « divi-sione verticale del potere », que révélerait la doctrine fameuse de la séparation des pouvoirs, qui a pris corps dans le gouvernement anglais, et qui implique la « dissociazione del potere sovrano e sua partizione in base alle tre funzioni dello Stato, le fuzioni legislativa, esecutiva e giudiziaria »'. Or, ajoute Bobbio, ces deux partages peuvent coïncider, au cas où, à chacune des parties sociales, l'on confie l'une des trois fonctions. Mais, « questa coincidenza non è affatto necessaria », parce que, à son avis, ce qui intéresse d'une façon exclusive Montesquieu, c'est la séparation des pouvoirs selon les fonc-tions, et non pas selon les parties constitutives de la société*
*. Il s'agit d'une interprétation, pour ainsi dire, dualiste. En réalité, d'un « dualisme imparfait ».
Or, est-il possible aujourd'hui encore de remonter à une interprétation, comme on le disait ci-dessus, « unitaire », et si possible sans oscillations, c'est-à-dire en considérant les différents cas comme les embranchements d'un même tronc ? C'est ce que l'on va essayer de faire, en relisant encore une fois ce fameux chapitre.
Un chapitre qui, on l'a déjà rappelé, se trouve dans un livre dont la moitié des pages sont dédiées à la distribution des pouvoirs chez les Romains (chose qui mérite une attention particulière et qui fera l'objet d'une étude ultérieure) et qui se développe en proposant, comme chacun sait, quatre modèles: le gouvernement anglais, le gouvernement gothique, le gouvernement des monarchies grecques des temps héroïques et le gouvernement de Rome, justement. Ces deux derniers sont d'une importance extrême, mais, comme il s'agit d'exemples d'application, et non de reconstructions génétiques, ou de propositions de modèles plus ou moins directement applicables dans l'Europe du dix-huitième siècle, on peut ici les laisser de côté. Le problème se restreint donc encore une fois au rapport « gouvernement gothique »/« gouvernement anglais », ou, si l'on veut, « modèle insulaire »/« modèle continental ».
C'est donc en ayant recours à ces deux modèles que l'on peut espérer identifier une théorie unitaire de la liberté politique, le tronc dont on parlait. Or, même s'il n'est pas un des plus longs, personne ne peut nier l'importance du huitième chapitre, où il est question d'une sorte d'abrégé de la formation du « premier plan des monarchies que nous connaissons». Un chapitre dans lequel se trouve, sous certains aspects, le « centre de gravité» de tout le livre.
C'est ici en effet qu'est décrite « la meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu imaginer »*.
PUBLICATIONS
DU CENTRE DE PHILOSOPHIE
POLITIQUE ET JURIDIQUE DE L'UNIVERSITÉ DE CAEN
Cahiers de philosophie politique et juridique
N° I: Démocratie, qui es-tu ? (1982)
N° II: Philosophie et démocratie (1982)
N° III: Hobbes, philosophe politique (1983)
N° IV: Souveraineté et citoyenneté (1983)
V: La pensée libérale de John Locke (1984)
N° VI: La tyrannie (1984)
VII: La pensée politique de Montesquieu (1985)
N° VIII : L'égalité (1985) (sous presse)
N° IX: Hans Kelsen (en préparation)
N° X: La guerre (en préparation)
BURLAMAQUI: Principes du droit politique, édition d'Amsterdam
PUFENDORF : Les devoirs de l'homme et du citoyen, traduction Bar-beyrac, édition de Londres (1741) - 2 tomes
GROTIUS : Droit de la guerre et de la paix, traduction Barbeyrac, édition d'Amsterdam (1724) - 2 tomes
LOCKE : Le magistrat civil, texte latin et traduction inédite du manuscrit de la Bodleian Library
RICHELIEU : Testament politique, édition d'Amsterdam (1689)
VOLTAIRE: L'A B C: dialogues politiques, édition d'A. Lefèvre, Paris (1879)
75,00 F
BODIN : Exposé du droit universel, texte latin de 1576, traduction inédite, notes et commentaire, en collaboration avec les PUF MABLY : Les entretiens de Phocion sur le rapport de la morale et la politique, édition de la B.N. (1874)
LOCKE : Essais sur la loi de nature, texte latin, traduction inédite (sous presse)
HUME: Ecrits politiques, texte et traduction (sous presse)
Voltaire s'est plaint de ne point trouver « l'esprit des lois » dans l'œuvre de Montesquieu. Rousseau tenait pour vaine la philosophie des lois de l'ancien magistrat de Bordeaux et considérait qu'un traité des lois était encore à faire. Mably, outrant la critique et ne jugeant que du point de vue de la doctrine, déclarait fausses les idées fondamentales de L'Esprit des Lois. Mais, dans le même temps, le tome V de l'Encyclopédie s'ouvrait sur l'éloge funèbre de Montesquieu. Marat, « l'ami du peuple », saluait dans le baron de La Brede «-le plus grand homme du siècle ». Robespierre, qui aimait se dire le fils spirituel de Rousseau, ne dédaignait pas les leçons de législation de L'Esprit des Lois. Le livre aux six cents chapitres fut la bible de Catherine de Russie ; et il inspira les Constituants d'Amérique...
L'œuvre politique de Montesquieu, vibrante et paradoxale, eut un destin contradictoire. Malgré les multiples études qu'elles a suscitées, malgré tous les commentaires - littéraires, politiques, juridiques, historiques, philosophiques - dont elle s'est assortie, elle n'a pas encore dit son dernier mot.
Aussi faut-il relire Montesquieu, l'interroger toujours de nouveau, être attentif aux mille nuances qu'il a glissées dans ce qui fut « l'œuvre d'une vie ». Le magistrat-philosophe a toujours quelque chose à nous apprendre.