

Éditions : Supplément
Année : 1893
Pages : 64 P.
Illustrations : de MARCHETTI
Vus d'ensemble, l'Hôtel et l'Esplanade des Invalides offrent un des plus grandioses aspects de Paris. Ce vaste espace, ces vieux arbres, et - là-bas, au-delà des fossés de parade et des canons triomphaux — la coupole d'or de Mansard sous laquelle repose le légendaire cercueil rapporté de Sainte-Hélène, rien de plus noble, de plus magnifique. Le moins impressionnable des touristes étrangers amené par l'agence Cook, en ulster à carreaux, son Bu decker à la main, éprouve ici une émotion solennelle; il songe au Grand Roi et au Grand Empereur. Il admire, parfois il envie. C'est a cette vieille France• là, qui possède de si durables et si imposants témoignages de sa gloire, que devait penser M. de Bismarck à Ferrières, quand, à l'avocat Jules Favre, implorant la paix au nom de la République et demandant un peu niaisement :
« Enfin, à qui faites-vous la guerre? » le haineux Allemand répondait : « A Louis XIV. » Pourtant, aux yeux de l'observateur parisien, depuis longtemps blasé sur la pompe du spectacle, l'Esplanade des Invalides présente bien des détails mélancoliques. Le Gros-Caillou, tout proche, est un quartier très pauvre, et, quand la température est douce, ou seulement supportable, il répand, dans le somptueux décor, ses tristes oisifs, ses promeneurs en haillons. Grotesque Philémon, un vieux brave plastronné de médailles et coiffé de la casquette a cocarde claudique sur sa jambe de bois auprès d'une horrible Baucis en sale camisole. Une aïeule aux reins cassés pousse devant elle ou traîne après sa jupe deux ou trois marmots malsains. Couché tout le long d'un bane, son feutre pourri sur les yeux, un vagabond, un rôdeur de nuit, dort son sommeil farouche et rêve peut-être de quelque crime.
Le contraste de la misère sordide et du luxe royal m'a toujours été douloureux. A Venise, les femmes à long châle, qui passent en trainant la savate et en grattant leur tignasse rousse, me gâtent Saint-Mare et le Palais Ducal; et, dans Hyde-Park, a Londres, les loqueteux aux pieds nus, vautrés dans le gazon, me rendent odieux le torrent des équipages et la galopade des blondes amazones.
D'autre part, le peuple m'attire. J'aime à me mêler à lui. C'est pourquoi je mène souvent ma rêverie du côté de l'Esplanade et du Gros-Caillou. A coudoyer ainsi les pauvres gens, j'ai gardé dans mon cœur la douce flamme de la pitié. Quiconque la laisse éteindre en soi est bien coupable. Songez-y, vous qui n'apercevez la misère que de haut et de loin, en passant, à travers les vitres de votre voiture.