

Éditions : nrf, Librairie Gallimard
Année : 1927
Pages : 262 P.
L'ÊDITION ORIGINALE de cet ouvrage a été tirée à MILLE QUATRE exemplaires et comprend : cent neuf exemplaires réimposés dans le format in-quarto tellière, sur papier vergé Lafuma-Navarre au filigrane nrf, dont neuf hors commerce marqués de A à 1, et cent destinés aux Bibliophiles de la Nouvelle Revue Française, numérotés de t à c, huit cent quatre-vingt-quinze exemplaires in-octavo couronne sur papier vélin pur fil Lafuma-Navarre don quinze hors commerce marqués de a à o, huit cent cinquante destinés aux Amis de l'Édition originale numérotés 1 à 850, et trente exemplaires d'auteur, hors commerce.
numérotés de 851 à 880.
A Roland Saucier
Assis sur sa couchette, les pieds sur ses valises, Jérôme songeait à cette passante de Fleet street avec sa mallette de cuir fauve et ses yeux d'ardoise mouillée, aperçue la veille par la vitre du taxi qui le menait à travers Londres d'une gare à l'autre.
Elle devait porter un de ces noms qui font chanter la voix quand on les prononce, avoir un cœur sensible, pleurer en lisant les romans de Florence Barclay, préférer à tous les gâteaux de l'Empire un muffin imbibé de beurre chaud. Il aurait dû s'arrêter, des--cendre de la voiture, se jeter à ses pieds.
C'était elle qu'il aimait depuis toujours, elle qu'il avait aimée en aimant la seconde Mrs. Shelley, en découvrant lady Stanhope, en découpant dans l'Illustration, pour le glisser dans son portefeuille, ce Portrait de Femme de Raeburn, dont les lèvres de cerise et le teint de pêche avaient été sa première gourmandise secrète; elle qu'il devait épouser le soir même, à minuit, dans une église vêtue de lierre, sans autres témoins que Wordsworth et Coleridge. L'arrivée à la gare de King's Cross l'avait désespéré : il venait de passer à côté du bonheur.
Cependant les mouvements du navire, quittant les eaux douces du Tyne pour entrer dans la mer du Nord, dissociaient peu à peu les éléments de l'image évoquée. Il n'en resta bientôt qu'une forme inconsistante, qui se confondit avec la fumée de sa cigarette et fut, avec elle, aspirée par le hublot de la cabine.
Au départ de Newcastle, Jérôme s'était fait servir un souper de fruits et de champagne frappé. Il égrappa quelques raisins, vida la bouteille. C'était plus qu'il n'en fallait pour que l'inconnue de Fleet street cédât la place à une cueilleuse de chasselas, levant ses bras vers la treille entre un panier d'osier et l'envol des guêpes irritées. Car toute notion du réel qui parvenait au cerveau de ce jeune homme passait d'abord par son cour et s'y chargeait d'un potentiel tel qu'en suivant cette route, la grappe de raisin devenait la chanson d'une fille de Thomery, et la fugitive vision d'une passante, un manage de minuit.
Ainsi vivait-il dans un monde de possibilités qu'il confondait habituellement avec la réalité et rarement explorait jusqu'au point de prendre conscience qu'elles étaient des impossibilités.
Cette façon particulière de son imagination portait naturellement Jérôme vers les lettres, où il avait, à vingt-cinq ans, acquis quelque renommée, et vers l'amour, où il n'avait encore connu d'autre désenchantement qu'une certaine monotonie dans la réussite.
Ayant croqué les raisins, il choisit une poire, mordit à même la chair juteuse, retrouva dans cette fraîcheur sucrée le verger de la maison de famille à Langeais, le sourire de sa vieille mère, le salut du jardinier, la levée de la Loire et le parfum de ce magnolia qui fleurit dans un jardin de Cinq-Mars-la-Pile, en bordure de la route.