

Éditions : Gallimard nrf
Année : 1939
Pages : 202 P.
Mme Berthaud attendit que la bonne eût quitté la salle à manger et, sans espérer de le tenter, mais plutôt pour témoigner d'une compassion qu'elle jugeait décente, dit à son mari :
— Tu ne veux pas que j'arrose tes carottes avec le jus des biftèques ?
M. Berthaud, comme si l'offre lui eût été une injure, riposta en fronçant le sourcil :
- Mais non. Pourquoi ?
Mme Berthaud n'insista pas et prit un biftèque au plat. Roberte, en prenant le sien, eut sur la langue de dire à sa mère : « Voyons, maman, puisqu'il est végétarien », et réfléchit à l'inconvenance qu'il y aurait à prendre parti dans un débat en apparence anodin, mais dont l'intimité lui était sensible. Depuis longtemps, elle avait deviné qu'aux yeux de Mme Berthaud, ce régime végétarien dressait autour de l'époux une sorte de barrière où elle eût été heureuse de faire une brèche afin de resserrer le lien conjugal. Pourtant, comme son père se servait de carottes, Roberte leva sur lui un regard exprimant son assentiment total. Il mangeait. avec distinction. Elle admira son maintien élégant, le calme visage aux traits sévères, durcis dans l'exercice de l'autorité professionnelle et que le repos du dimanche ne détendait pas. Le fait même qu'il fût végétarien lui parut admirable. Elle se reporta aux circonstances qui avaient amené cette révolution alimentaire dans la vie de M. Berthaud, mais ses souvenirs étaient confus. L'événement s'était produit deux ans auparavant, alors qu'elle passait son baccalauréat, et son attention avait été distraite par la préoccupation de l'examen. Du moins crut-elle se souvenir que les raisons d'hygiène avaient eu moins d'importance que certaines considérations d'un ordre plus élevé, plus spirituel. Cette idée lui plaisait. Elle entrevit dans cette pratique végétarienne un exercice méthodique de la volonté, la recherche d'une discipline stoïcienne qui lui semblait en accord avec toute la personne du père. Elle-même se sentait du goût pour ce genre d'effort et, dans l'ordinaire de la vie, se pliait volontiers à des contraintes et à des obligations dont beaucoup de jeunes filles de ses amies s'étaient affranchies et se moquaient à l'occasion.